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Extraits

« Hilda » (une nouvelle extraite du recueil Lamont)

***

Hilda

Le jour de mon départ de la Société d’Encouragement Zoologique, on m’a offert l’une des jeunes panthères nées au parc de la Société : bête que j’ai aussitôt nommée (je ne sais pourquoi) Hilda.

Quand je dis panthère, c’est du reste inexact. Hilda est une Sélote du Karabakh, selotis selotis Fischhorn, du nom du savant aventurier qui l’a découverte. Les sélotes ne sont guère plus grosses que les ocelots, mais plus trapues et plus féroces, dit-on. Leur fourrure est moins recherchée, étant d’un brun terne qui pâlit l’hiver.

La Société m’a également offert une laisse de cuir bleu, un harnais et une sorte de muselière, craignant qu’il ne me soit pas permis de promener Hilda sans ces liens.

Encore en son enfance, Hilda malgré tout fait preuve d’une vigueur et d’une vivacité peu communes. Au pot de la Société (trop riche en viandes délicates), elle a sauté sur le buffet, et emporté un jambon en croûte au sommet d’une armoire de classement.

Au Karabakh, les sélotes vivent dans les arbres, desquels elles se laissent tomber sur leurs proies. Hilda a mangé le jambon et nous a jeté les croûtons avec un plissement de gueule qui m’a semblé à la fois ironique et repu.

Hilda ensuite est descendue sans bruit de l’armoire et s’est fait les griffes sur quelques pantalons. Pollock, le secrétaire permanent de la Société, m’a conseillé de les lui faire ôter, comme aux chats domestiques. Le vétérinaire de la Société peut me rendre ce service. D’autres ont parlé de petites bottines de cuir. Il ne sera jamais question ni de l’un, ni des autres.

Hilda et moi avons quitté la Société à sept heures. Le soleil était devenu vaste, orange, et noyait les arbres et les toits. Hilda paraissait heureuse. Elle allait à mon côté d’un pas souple. Je dois dire que je ne l’avais pas attachée.

J’ai réfléchi au cours de cette promenade à ce que serait ma vie avec Hilda. Je ne connaîtrais pas de tranquillité, me suis-je dit. Ce ne sera pas la peur — encore qu’à suivre Hilda dans les rues, un tremblement me vient — ce ne sera pas davantage la joie mauvaise d’être puissant et craint. Mais une lutte de tous les instants, sans doute, un sommeil jamais profond.

Hilda peut-être me privera de mes rêves, me dis-je. Au moment où je m’y laisserai couler, je l’entendrai gronder, parce qu’on approche, parce qu’elle a faim, parce que lui viennent de vagues vision du Karabakh.

Oh ! je n’en veux pas à la Société d’Encouragement Zoologique. Je marche dans nos rues taillées dans la poussière dorée du soir, avec Hilda. C’est un présent de prince. Lorsque nous croisons des enfants ou des chiens, je prends Hilda par les plis du cou, encore gras. Hilda gronde et se hérisse à la vue des petits étrangers ; mais mon poing serré sur son cou la calme.

Hilda grandira. L’odeur de son pelage et de sa gueule deviendra insupportable, prétend Pollock. Il faudra, même si sa taille d’adulte n’est pas considérable, lui donner de la viande fraîche ou des animaux vivants, des lapins peut-être, ou des poulets que j’irai acheter sur je ne sais quel marché.

Je me vois l’été prochain avec Hilda dans les montagnes. Il y a encore un peu de lumière au bas du ciel, bien qu’il soit près de minuit. Hilda me tire vers les pâturages. Hilda marche bas, les oreilles couchées. Hilda cette nuit dévore quelques agneaux de l’année. Le lendemain, les bergers font la battue, armés de fourches. Hilda l’invisible est en sécurité dans mon bureau.

Mais aussi : des chiens féroces, des louvetiers, sont postés dans les montagnes. Quand, la nuit suivante, imprudemment nous revenons, ils poursuivent Hilda jusqu’au bout des terres et la prennent à la gorge, et la déchirent entre eux. En ville, un autre jour, Hilda échappe à ma surveillance. Un camion l’écrase. Des policiers l’abattent. Des empailleurs l’enlèvent et je la retrouve au Musée de la Société, qui n’a pas reconnu son enfant.

Nous avons tourné dans ma rue. Elle est large et bordée d’arbres. Hilda les flaire. Hilda flaire aussi les déchets et l’urine des chiens. Des enfants nous suivent en ricanant depuis le pont, menés par un jeune homme en blouse grise. Hilda se retourne et gronde. Les enfants s’enfuient et l’instituteur hausse les épaules.

Devant la porte de l’immeuble, le bonheur m’assomme ; je m’assieds sur un banc et Hilda pose la tête sur mes genoux. Hilda, avant la chute, nous aurons des jours glorieux ! Je ne sais pourquoi, mais la caressant sous le menton, je la vois dans mon appartement, marchant sur ses pattes arrières, portant jusqu’à la salle à manger un plat de bois, qui contient un oiseau — un oiseau blanc, cuit dans une sauce aux raisins. Ils brillent, verts, sur le plat.

Les larmes me viennent aux yeux. Hilda bondit dans les escaliers, renversant tout sur son passage, et tandis que mes larmes coulent, elle arrive à ma porte, je crois, entre chez moi, et détruit à jamais ce qui me restait de raison.

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